Fiume ou la dernière république des pirates
L’aventure de Fiume fut bien des choses : le coup de main audacieux d’une poignée de nationalistes, le régime politique révolutionnaire en rupture totale avec tous les codes bourgeois de son temps, le havre libertaire des anciens combattants des troupes de choc italiennes. La Régence italienne du Carnaro fut également la dernière république des pirates, à l’image de Nassau au début du XVIIIe siècle.
Gabriele D’Annunzio, à la tête d’une poignée d’Arditi, s’était emparé de la ville italienne de Fiume, que les Alliés refusaient de livrer au jeune royaume d’Italie malgré leurs promesses. D’Annunzio, poète, héros de guerre et auteur régulier de faits d’armes audacieux, n’a que faire des jeux diplomatiques entre les gouvernements bourgeois de l’Europe. Seule compte l’action, l’audace, le beau geste. Fiume n’est point italienne, qu’à cela ne tienne : elle le sera ! La ville est prise sans coup férir par ses légionnaires, parti de Ronchi dans la nuit du 11 septembre 1919 avec à leur tête leur infatigable condottiere.
Au gouvernement de Francesco Saverio Nitti, la stupeur laisse place à la consternation. Le gouvernement refuse d’annexer la cité portuaire. Qui est donc cet histrion qui se permet de faire capoter les négociations sordides qui sont à l’œuvre dans les chancellerie, qui ose chasser de la ville les garnisons françaises, britanniques, italiennes et états-uniennes ? C’est un poète. Un poète-soldat. Un casse-cou qui a décidé de casser les pieds aux gouvernements italiens, français, britanniques, yougoslaves et états-uniens. Les boutiquiers au pouvoir à Rome ne peuvent tolérer ce soulèvement, vers lequel se précipitent pourtant nombre de jeunes et d’anciens combattants. On se bouscule pour rejoindre Fiume. Comme les corps francs allemands, Fiume attire les nationalistes ardents et la jeunesse impatiente de voir brûler le vieux monde bourgeois. Fiume attire tous les futuristes, les artistes, les aventuriers et les révolutionnaires du Vieux Continent. Fiume est le phare qui aveugle l’Adriatique. Nitti ordonne le blocus maritime et terrestre de la ville, malgré la connivence de nombreux soldats et officiers de l’armée, qui laissent souvent passer les hommes rejoignant l’aventure. Le gouvernement ne veut pas d’un bain de sang, il cherche à étouffer le brasier. Qu’importe que l’on coupe les vivres à la ville, si elles viennent à manquer, les légionnaires les prendront !
Le blocus resta toujours le principal problème de la Régence italienne du Carnaro, et tout ce qu’elle entreprit se fit en dépit de cette contrainte que Nitti voulait aussi implacable que possible, ne laissant passer que le minimum d’aide humanitaire afin de limiter les dégâts. Fiume ne peut compter en définitive que sur elle-même. L’État d’annunzien ne lève ni impôts ni taxes : le choix de l’économie est consommé : ce que nous ne possédons, nous le prendrons ! L’argent qui nous manque, nous le rançonnerons ! À la manœuvre, l’on retrouve une nouvelle personnalité haute en couleur : Guido Keller, un autre aviateur casse-cou épris de liberté, proche de D’Annunzio, le seul autorisé à tutoyer le Comandante.
Il est le roi des pirates fiumains, l’« as de cœur », son surnom d’aviateur. Pilote audacieux, excentrique, passant pour fou même, il était ce pilote d’élite qui organisait des joutes aériennes contre la chasse autrichienne, laissant les pilotes adverses partir lorsqu’ils décidaient de rompre le combat. Keller incarne cette noblesse fiumaine, non pas la sinistre noblesse fin de race, drapée de particules et de vieux portraits, mais cette noblesse intérieure, acquise par l’énergie de la volonté et souvent au prix du sang.
C’est à la tête du Bureau des coups de main, un nom qui ne s’invente pas, que Guido Keller planifie la piraterie fiumaine en Adriatique. La cité-État s’est dotée d’une marine, employant les pêcheurs, les marins anarchistes de Milan et les déserteurs de la Marine royale italienne. Ils prennent le noms d’Usocchi, les pirates dalmates qui sillonnaient l’Adriatique aux XVIe et XVIIe siècles, la terreur des riches navires vénitiens et ottomans. La jeune république, bien qu’elle ne portât jamais officiellement ce nom, remplit donc ses caisses grâce au pillage des navires de commerce qu’elle dépouille ou qu’elle rançonne. Les armateurs de l’Adriatique sont épouvantés. Ils ont raison. Il avait été décrété que tous navire passant au large du port pouvait être arraisonné et sa cargaison volée contre rançon. La marine fiumaine, dans le plus pur style pirate, grossit ses rangs grâce aux navires qui désertent la Regia Marina et se mettent au service du Comandante, ou bien qui sont capturés, comme le fut le destroyer Agosto Bertini, infiltré à quai à Trieste par une poignée de légionnaires qui enfermèrent le capitaine dans une cabine avant de rallier l’équipage à leur cause et mettre le cap sur le golfe du Carnaro.
Nos corsaires sans lettre de marque se font également pirates de l’air, montant dans leurs avions pour mieux traquer les navires. En effet, de nombreux pilotes de la jeune armée de l’air italienne, dont des as, n’ont pas hésité à déserter leurs aérodromes, en emportant leurs appareils, pour rejoindre Fiume, certains s’écrasant même en route. On meurt pour rejoindre la cité pirate. Ce tableau ne serait pas complet si ces frères de la côte adriatique n’y avait ajouté le brigandage par la voie terrestre, dont le retentissement n’était pas moindre. Ainsi pouvait-on lire en avril 1920 en première page du Chicago Daily Tribune : « Fiume est encore sous embargo par terre et par mer après un raid des soldats de D’Annunzio sur Abbazia, à l’ouest de la ville, où 45 chevaux ont été volés à l’armée régulière. » Un camouflet pour l’armée italienne, qui prit la mouche et renforça le blocus terrestre.
Ainsi subsistait la jeune et pas franchement sérénissime république du Carnaro, par le pillage, la rapine, la piraterie, les dons, la Croix-Rouge et une partie de l’argent levé par Mussolini (ce dernier préféra garder le reste pour lui) via une campagne de souscription nationale. Mais l’économie fiumaine n’était pas une vulgaire économie bourgeoise d’offre et de demande. D’Annunzio n’était certes pas un économiste accompli, mais il avait acquis un souverain mépris pour l’argent et les valeurs bourgeoise, il s’entendit à merveille avec le syndicaliste révolutionnaire Alceste De Ambris, rédacteur de la constitution de Fiume, la Charte du Carnaro. De Ambris fournissait la théorie et D’Annunzio le lyrisme, l’élan furieux. Reposant sur le don et la piraterie, l’important n’est la valeur des biens mais la sociabilité de l’échange. L’objectif des opérations de pillage était moins le profit que l’utilité sociale de la distribution des biens ou de la richesse. Meurt la propriété bourgeoise car seul le travail qui fructifie la légitime ! Meurt le travail aliénant et inhumain car le travail est le propre de l’individu libre et doit ajouter à la beauté du monde ! Meurt le centralisme statolâtre pour que vive le communalisme fédéraliste ! Meurt le monde bourgeois et son cortège de misères, le salaire minimum permettra aux travailleurs de vivre décemment !
Fiume fut une république pirate, la cité des seuls Hommes que la liberté n’effraya pas. Pendant trois ans , les Arditi partirent à l’assaut des fortifications autrichiennes, la grenade à la main et le poignard entre les dents. D’Annunzio leur proposa de partir à l’assaut de la vie elle-même plutôt que de retourner à la vie morne de la société moderne qui étouffe et aliène l’Homme. Ils le suivirent en criant « me ne frego ! » Fiume est encore ce phare qui nous éblouit depuis les abysses, le rêve d’une vie libre, audacieuse, digne d’être vécue. Fiume nous rappelle que dans notre vieux monde décrépi, vétuste et sans joie, les seules libertés sont celles qu’on prend. Elle nous rappelle que nous devons d’abord faire des Hommes libres avant de faire un monde libre. Et ce monde appartiendra toujours à ceux qui montent à l’assaut et qui hurlent : A noi ! A noi ! À nous ! À nous !