Marx, une philosophie de la vie

Pierre Jaeger

Un matérialisme de la vie – introduction à la lecture du Marx de Michel Henry – interprétation henrienne de la philosophie de Marx

Comment nommer Marx sans penser au marxisme ? Le suffixe « isme » est censé, dans son utilisation, indiquer une doctrine, un système de pensée, une idéologie qu’elle soit religieuse, politique ou, en l’occurrence, philosophique. Cependant, par l’usage, le terme « marxisme » a érodé le sens du suffixe : si nous disons « marxisme », c’est pour signifier à autrui l’idéologie de Marx, mais lorsqu’à présent nous évoquons le terme « marxisme », cela fait référence, cela signifie, non plus la philosophie de Marx, mais une idéologie politique. Dont Marx lui-même, de son vivant, s’est désolidarisé : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste ».

Sommes-nous en droit de réaffirmer le sens initial du suffixe « isme » en écartant complètement l’idéologie politique qu’elle a produite, que bon nombre de personnes nomment « communisme » ? Le seul moyen d’être en capacité de répondre c’est de se plonger dans la lecture de Marx, en employant une méthode de la phénoménologie, à savoir : l’Épochè. L’Épochè est ce qu’on appelle la réduction phénoménologique. Bien que nous ne puissions pas faire directement de phénoménologie de la lecture marxiste (en son sens non politique), nous pouvons retenir notre tendance naturelle à associer Marx au marxisme, afin de redécouvrir ses concepts, sans préjugés. Car l’Épochè consiste en cela : à retenir une force qui sans cesse s’affirme à nouveau.

C’est en adoptant cette disposition d’esprit que le philosophe montpelliérain Michel Henry a mené son enquête au sein de la philosophie marxiste. Michel Henry est un ancien professeur de la faculté Paul Valéry Montpellier III. Avant d’entrer dans le monde universitaire, Henry débute sa vie philosophique de façon remarquable : il poursuit un cursus de philosophie à travers lequel il publiera, ce que peu d’étudiants font, son mémoire sur le spinozisme. Ses études sont marquées par la réussite, mais aussi par la difficulté et l’amour de son pays. Face à l’occupation nazie, Michel Henry s’engage dans la Résistance, où il ira, sous le nom de code « Kant », en province et dans le maquis du Jura. Ce genre de professeur précieux, parce que rare, manque cruellement aujourd’hui.

Résistant de tout âge, après la guerre, c’est face à la doxa dominante que Henry résiste. Le communisme est dominant : seuls les résistants communistes sont panthéonisés. Remettre en question la doxa, les théories marxistes, peut coûter très cher, évoquons l’exemple de Paul Ricoeur, philosophe protestant, qui, ayant titillé la doxa, se retrouve jeté au fond d’une poubelle par des étudiants gauchistes de la Sorbonne. Henry s’empressera d’étudier Marx afin de répondre à ces foules religieusement fanatiques du marxisme. Ainsi naîtra l’ouvrage sur lequel nous nous appuyons : Marx : une philosophie de la réalité. Henry propose de nous éloigner du marxisme : « Le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx »¹, autrement dit, l’idéologie marxiste agit comme un voile sur la philosophie de Marx. Alors dévoilons cette philosophie.

Pourquoi le marxisme agit-il comme un voile ? Qu’est-ce qui légitime notre doute ? Tout d’abord, relevons les textes fondateurs du marxisme politique. Commençons par le Manifeste du parti communiste : nous y retrouvons une déclaration éclairante d’Engels : « La pensée fondamentale et directrice du Manifeste appartient uniquement et exclusivement à Marx. Cette pensée, la voici : la production économique et l'organisation sociale qui en découle nécessairement forment, à chaque époque historique, la base de l'histoire politique et intellectuelle du moment ; par conséquent (depuis la dissolution de l'archaïque propriété du sol) toute l'histoire a été celle de la lutte des classes, des luttes entre classes exploitées et exploiteuses, entre classes dominées et dominantes, aux différents stades du développement social ; or cette lutte a atteint actuellement un degré où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne saurait se libérer de la classe qui l'exploite et l'opprime sans libérer en même temps et pour toujours la société entière de l'exploitation, de l'oppression et des luttes de classes »².

Ce passage, similaire à tant d'autres, montre que le problème ne réside pas seulement dans la simplification excessive, voire « fallacieuse »³ selon Henry, de la pensée fondamentale de Marx. Ce passage démontre que la philosophie politique de Marx ne contient pas en elle-même les concepts nécessaires à sa compréhension. Sans accès à ces concepts clés, seuls capables de rendre sa pensée intelligible, nous sommes condamnés à sombrer dans l'obscurantisme et la caricature du marxisme. En effet, comment devons-nous entendre le concept de « classe » ? Ou encore, comment devons-nous lire le terme « histoire » sous la plume de Marx ? Possède-t-il le même sens que dans la philosophie hégélienne ? Ou bien est-il à comprendre comme le comprend Montesquieu ?

Cette limitation des textes politiques est revendiquée par Marx lors du premier Congrès de Genève, où il écrit à Kugelmann le 9 novembre 1866 : « Je ne pouvais ni ne voulais m’y rendre mais j’ai rédigé le programme des délégués de Londres. Je l’ai limité à dessein aux points qui permettent un accord immédiat et une action concertée des travailleurs, qui répondent d'une façon directe aux besoins de la lutte des classes et à l'organisation des travailleurs en classes et les stimulent »⁴. Nous comprenons alors que Marx, dans les textes politiques, ne déploie pas sa philosophie, mais s’adresse à un large public et redevient, en un sens, un écrivain. C’est pour cette raison, selon Henry, que nous voyons au sein du marxisme fleurir les concepts hégéliens.

Nonobstant, le point de rupture entre Marx et le marxisme n’est pas en ce que les textes historico-politiques du marxisme ne comportent pas leur propre intelligibilité. Le point de rupture, qui fait acte de divorce, réside dans l’établissement du marxisme en totale ignorance, en pleine absence de toute référence à la philosophie de Marx. Pour preuve : Plékhanov, Lénine, Staline « n'avaient aucune connaissance des Manuscrits de 44 et surtout de L'Idéologie allemande restés inédits jusqu'en 1932, c'est-à-dire à une époque où le "matérialisme dialectique" se proposait comme une doctrine achevée »⁵.

Henry propose même d’aller plus loin : le marxisme politique semble être éloigné, pour ne pas dire aux antipodes, du matérialisme de Marx. Si l’on étudie le matérialisme défendu par Engels, le matérialisme du marxisme, qui se rapproche de celui de Feuerbach, nous nous apercevons qu’il n’a rien à voir avec celui de Marx que nous retrouvons dans les textes tardifs, notamment dans L’Idéologie allemande. Alors analysons ce décalage entre le matérialisme marxiste et le matérialisme de Marx.

I/ Les thèses sur Feuerbach.

Regardons comment Marx critique le matérialisme de Feuerbach et relevons si ces critiques peuvent être appliquées au matérialisme marxiste. Le premier paragraphe du chapitre III comporte la clef de voûte de la critique de Marx sur le matérialisme dit « passé ». Selon Marx, le grand défaut du matérialisme de Feuerbach (et du matérialisme en général) est de confondre la réalité et le concept, de toujours interpréter la réalité, le sensible, le concret, par l’abstrait du concept, la grille de lecture de l’objectivité. Cela provoque nécessairement une rupture entre la réalité vécue subjectivement par l’homme et le propos objectivant d’un regard matérialiste. Autrement dit, le matérialisme omet la subjectivité de l’homme, qui est pourtant le vécu même, le rapport premier en dehors de tout idéalisme, de l’homme au monde.

Par exemple, si l’on écoute les discours des matérialistes du 19ème siècle, tels ceux de Bazarov dans le roman Pères et fils de Tourgueniev, nous sommes en présence d’une vie qu’on ne vit pas. Bazarov explique la différence, selon le prisme matérialiste, entre un steak et un bout de pain. Le steak, selon lui, est meilleur que le pain car sa composition chimique est plus forte. Ce point de vue matérialiste occulte la vie vécue, et laisse libre cours aux concepts abstraits de la chimie. Cette réduction à la matérialité des choses omet le vécu de la matière. La matière n’est pas ce composé chimique que l’on désigne par telle ou telle molécule, bien au contraire, la matière vécue est chaude, froide, dans l’exemple du steak : saignante, bleue, trop cuite, savoureuse, etc. Comment un point de vue qui se veut hors de tout idéalisme peut-il désigner, présenter, une vie qu’on ne connaît que par l’abstrait, que par le concept, et qu’on ne rencontre jamais dans le concret ?

Marx fait alors le reproche à Feuerbach de penser comme un idéaliste. Citons Marx : « Le grand défaut de tout le matérialisme passé (y compris celui de Feuerbach), c’est que la chose concrète, le réel, le sensible, n’y est saisi que sous la forme de l’objet ou de l’intuition, non pas comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas subjectivement »⁶. Le matérialisme selon Marx ne doit pas négliger la « réelle activité sensible »⁷ ; c’est en son sein que se trouve la vie vécue en dehors de l’idéalisme.

Marx présente ainsi un nouveau matérialisme en opposition à l’ancien, qui est encore teinté d’idéalisme, comme le démontre sa critique des thèses de Feuerbach, qui ne parviennent pas à se détacher du mode de pensée de l’idéalisme.

Le mode de pensée de l’idéalisme consiste à mettre à distance le réel, pour faire de chaque chose un objet, c’est-à-dire, un objectum : « posé, jeté devant, face à soi ». Or, la vie ne se jette pas face à soi, elle se vit, bien qu’on soit tenté, par paresse ou nihilisme, d’être le spectateur de son existence. Penser par la mise en distance implique nécessairement de rendre objectif, c’est-à-dire, d’exposer face à soi toute chose. Cela nous conduit donc à dénaturer notre vie. Ce mode de pensée empêche également de concevoir la réalité humaine comme pratique. Ce terme est précieux aux yeux de Marx.

La pratique désigne l’activité humaine sensible objective (le terme « objectif » désigne seulement le fait d’être vrai et communicable à autrui), que Marx veut nous faire saisir, comme il reproche à Feuerbach de ne pas atteindre : « Feuerbach veut des objets sensibles, réellement distincts des objets de pensée, mais il ne saisit pas l’activité humaine elle-même comme activité objective »⁸. Si l’on veut saisir des objets sensibles distincts des objets abstraits de l’idéalisme, il faut saisir l’aspect pratique de l’homme. Saisir la réalité de l’homme, c’est concevoir le sensible comme « activité pratique humaine et sensible »⁹ ; autrement dit, la réalité de l’homme est l’action. Si donc nous voulons penser l’homme en dehors des représentations idéales, il faut le penser dans l’action, dans la pratique. Cette action, cette pratique, n’est envisageable que subjectivement.

En effet, l’action, c’est ce qui est éprouvé, ce qui est vécu, ce qui est fait par soi-même. Or, lorsque je vis l’action, je ne la vois pas. Cela remet en question l'être, la vérité et le réel tels que conçus par les Grecs. Pourquoi ? Parce que les Grecs assimilaient le voir au savoir, le réel à ce qui est vu, et non à ce qui est fait (comme l’identifiaient les Étrusques selon l’interprétation de Vico dans De l’antique sagesse de l’Italie), et la vérité au réel, qui revient à la vue, que ce soit une vue de l’esprit ou une vue du corps. Or, ce que nous avons ici, avec Marx, c’est une contestation de cette assimilation du réel, de l’être, du vrai, à la vue, notamment à la vue de l’esprit qui voit par concept, qui perçoit par idéalisme. Ainsi, le concept de pratique chez Marx, en tant que matérialisme, suppose une redéfinition du réel, de l’être et de la vérité.

Tout d’abord, Marx se défait du préjugé antique de la distance phénoménologique, ce même préjugé philosophique qui nous amène, dans nos discussions quotidiennes, à répondre « je vois » et non « je sais » à une question pourtant théorique. Marx se défait de ce préjugé en séparant la pratique, c’est-à-dire, le concept qui chez Marx nous accroche au réel, du voir.

En effet, la pratique passe par l’action, or vivre l’action, ce n’est pas voir l’action, ce n’est pas poser l’action face à soi. L’action contient un élément invisible ; on ne voit pas tout dans une action : agir, ce n’est pas voir. Agir, c’est faire sans voir. Par exemple, si vous jouez de la guitare, alors vos yeux doivent se détacher de vos doigts, car si vous regardez vos doigts constamment, aucune mélodie ne pourra ressortir sans s’arrêter à chaque note. Le guitariste ne regarde pas ses doigts, ils agissent, sans voir, tel un affect subjectif qui prend possession entièrement ; c’est, dans la philosophie henrienne, ce qu’on nomme le « pouvoir-mouvoir ».

Néanmoins, certaines actions nécessitent un regard. Nous pouvons penser à la conduite ou au bricolage. Lorsque je bricole, je pose le regard sur mon geste : je ne veux pas rater le clou et me taper sur le pouce. Quand je conduis, mon regard, en tant que direction, n’est pas à négliger. Conduire impose un certain savoir-faire qui s’émancipe de la nécessité du regard : il faut lever les yeux des pédales et de la boîte de vitesse.

Dans ces deux exemples, nous voyons que ce regard en pleine action n’est pas un regard contemplatif ou théorique. C’est un simple regard, soumis au pouvoir-mouvoir, qui m’empêche de mal faire. Il y a donc deux types de regard, deux modalités du voir : le voir théorique, qui est objectivant, contemplatif, et le voir non théorique.

Le matérialisme de Marx nous permet ainsi de mieux comprendre le phénomène de l’aliénation. Celui-ci doit être pensé subjectivement, et non à partir des institutions ou des grands concepts qui font d’un homme un exemplaire de tant d’autres. Lorsqu’un individu est aliéné, il ne s’agit pas d’un homme en tant qu’exemplaire d’ouvrier qui est privé de ses productions comme l’affirme le marxisme. Il s’agit d’un homme dépossédé de lui-même, de son pouvoir-mouvoir, en quelque sorte absorbé par sa fonction, ce qui constitue une totale négation de son individualité, qui pourtant est la seule vérité. Le philosophe Henry démontre la profondeur cachée de l’aliénation chez Marx. L’aliénation survient lorsque ce pouvoir-mouvoir ne vise plus à augmenter la vie de l’individu, mais est mis au service d’une autre vie, lorsque ce pouvoir est détourné de son possesseur.

Marchons dans la rue et observons-nous : nous ne verrons jamais que des épiphanies, c’est-à-dire des manifestations d’une réalité cachée, qui est l’humanité. Nous ne verrons que des individus, et non l’humanité. Être matérialiste comme Marx, c’est se placer dans la vie vécue, loin de la vie pensée et abstraite, afin de marcher dans la vérité, une vérité qui sert la politique.

Ainsi, la philosophie de Marx en politique n’est pas la protestation morale dont les marxistes nous bassinent. C’est avant tout une prise de conscience ontologique, c’est-à-dire, une redéfinition de l’être, afin de penser la politique humainement. Penser la politique humainement, c’est prendre en compte la singularité ontologique de chacun, afin de ne pas nier l’humanité des hommes.

Michel Henry pense que la politique doit, peu importe ses propos, bien définir son ontologie afin d’échapper aux conséquences néfastes d’une ontologie qui voit l’homme comme un produit générique de l’humanité. C’est précisément ce que fait le marxisme avec la lutte des classes, que nous allons déconstruire avec Marx pour en rétablir son intelligibilité originelle. Soyons taquins, établissons un rapprochement entre cette thèse et la déclaration de Saint Paul Apôtre : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme »¹⁰. L’homme doit être compris dans sa singularité propre, dans ce qu’il a d’absolu, à savoir sa qualité d’homme essentiellement irréductible.

Un matérialisme comme le défend Marx, ne peut aboutir à ce que les communistes appellent la mère patrie, à ce que les marxistes nomment l’état d’égalité¹¹, à ce que les idiots pensent comme paradis terrestre¹². Le Matérialisme de Marx, c’est tout d’abord la considération de l’homme comme être absolu, et qui par conséquent ne peut être traité génériquement, dans l’abstraction totale de son humanité, avec pour seule réalité l’étiquette de sa classe greffée sur son visage. Regardons ce que Marx, à travers l’Idéologie allemande, déclare de la composition des classes, cela portera sur nos propos un éclairage supplémentaire et tranchera, définitivement, tout doute sur la légitimité du divorce entre Marx et le marxisme.

II/ Les classes sociales

Si l’on écoute Engels ou encore les marxistes parler des classes sociales, on découvre, à travers leurs paroles, l’organisme des sociétés et les cellules de l’histoire. Par l’image du corps ou de l’organisme vivant, les classes sociales en sont les cellules qui, en permanence, luttent les unes contre les autres, créant la vie, ou selon les marxistes, l’histoire et la société. La classe sociale à laquelle nous appartenons nous possède entièrement ; en d’autres termes, un individu est défini par son appartenance à sa classe. La classe définit bien plus que l’homme, elle définit son paysage, ses pensées, ses habitudes, son environnement au sens large du mot, allant de son lieu de vie à l’organisation concrète de sa vie.

À première vue, cela peut sembler convaincant : chaque classe sociale, suivant ses propres intérêts, s'oppose aux autres. Avec un peu de sociologie désabusée, on se retrouve face à des types d'individus : celui-ci est bourgeois, celui-là prolétaire. Parfois, pour ne pas dire souvent, la lecture marxiste du monde social est difficile à suivre. Voilà un prolétaire se rangeant aux côtés des bourgeois, critiquant le marxisme. Comment expliquer un tel phénomène ? Le marxisme est infaillible, en ce sens qu’il ne laisse nullement la possibilité d’une réfutation, c’est ce qui conduira à certaines dérives dogmatiques dans l’histoire des révolutions.

Cet état d’égalité prôné n’est que pure bêtise idéale, c’est une égalité entre concepts abstraits, sans la moindre trace d’hommes. Or, une égalité sans hommes n’est qu’un son, qu’un mot vide de tout sens, ne servant qu’à manipuler les espoirs et le ressentiment des peuples.

Passons l’absurdité d’un « paradis terrestre », antinomique par essence : il s’agit encore d’un paradis qui se veut terrestre sans avoir aucune prise avec la terre et encore moins avec la chair, chair qui est toujours individuelle et singulière qu’on ne peut réduire à une classe ou à une essence générique d’hommes. Bref, un rêve éveillé pour les fous, pour les déçus qui croient à leur incroyance.

Karl Popper a critiqué l’absence totale de rigueur scientifique dans le marxisme. Selon ces rouges, l’homme dont le revenu est faible, dont on pourrait croire qu’il est prolétaire quant à sa façon de parler, aux vêtements qu’il porte, à la voiture qu’il conduit, au travail qu’il exerce, mais qui, tout de même, s’allie aux bourgeois, n’est pas un vrai prolétaire car mentalement bourgeois. Après tout, à la lecture de Guy Debord, il ne semble pas si rare de voir des prolétaires se prendre pour des propriétaires.

Dans ce mode de pensée, les travers du faux matérialisme critiqué par Marx chez Feuerbach sont présents. Nous voyons la totalité – la classe – définir la partie – l’individu. Cette ontologie est hégélienne. Non pas seulement parce que le concept de classe est inventé par Hegel, mais parce que cette façon de considérer l’être est proprement issue de Hegel. L’existence effective va se définir par sa participation à la totalité objective. Ici, l’homme n’a de réalité que par l’appartenance, la participation, à une classe donnée, qui en elle-même est une totalité car elle seule fait monde.

Nous apercevons alors un problème d’ordre ontologique : l’être se perd dans la généralisation, ce qui fait disparaître la réalité. Considérer l’être comme transcendant au vécu individuel des individus, c’est déjà s’élever dans les ténèbres de l’idéalisme. « Revenons à la terre » also sprach Zarathoustra, comme le dit Nietzsche, ne fuyons pas dans l’idéalisme. La réalité ne doit pas transcender la vie vécue. Le vécu est le premier rapport à l’être. Et pour preuve, dans L'Idéologie allemande, Marx ne définit pas la classe comme une totalité qui donne de l’être à l’homme : « Dans la classe bourgeoise comme dans toute autre classe, les conditions personnelles sont simplement devenues des conditions communes et générales ». C’est littéralement l’inverse : c’est l’homme, en tant qu’individu irréductible, qui donne de l’être à la classe. Autrement dit, c’est par la vie de l’homme, par sa praxis, que la classe se crée. La classe ne définit pas l’homme, mais l’homme définit la classe. Toujours dans L'Idéologie allemande : « Les rapports personnels deviennent nécessairement et inévitablement des rapports de classes et se fixent comme tels ». La parole marxiste, qui déclare la classe comme déterminant les individus, n’est pas seulement renversée. En affirmant le contraire, elle cache, selon Michel Henry, une métaphysique.

La réalité d’une classe sociale est constituée par un ensemble de déterminations qui proviennent de la vie subjective, individuelle, irréductible de chaque individu. Ainsi, les déterminations sociales dont nous parlent les marxistes, qui constituent dans leur théorie la classe sociale, ne puisent leur être véritablement qu’en la vie subjective individuelle. La réalité ontologique originelle des déterminations sociales provient de la vie vécue, subjective et irréductible des individus. Comme le dit Henry : « Les déterminations sociales sont des déterminations telles que "se lever tôt ou tard", "accomplir tel geste", "faire tel travail" — un travail agréable ou pénible —, "pouvoir lire, s'instruire" ou "ne pas pouvoir le faire", "sentir de telle ou telle manière", etc. ». Or, ces déterminations n’existent qu’en s’éprouvant. S’il n’y a pas d’individu pour se lever tôt, pour lire, ou pour se sentir de telle manière, alors il n’y a pas de détermination. L’origine de l’être de ces déterminations est bien la vie subjective et irréductible des individus. Par conséquent, la détermination sociale est avant tout la détermination de tel individu. L’individu provient avant la détermination ; l’individu seul est réel.

Une détermination ne devient sociale que lorsque beaucoup l’éprouvent, non pas que beaucoup lui soient soumis. Simplement que beaucoup d’individus, dans leurs vies irréductibles, se lèvent tôt, lisent, etc. Une détermination personnelle ne cesse pas d’être personnelle si beaucoup la partagent. Ce n’est pas parce que tous mes amis se lèvent tôt, comme moi, que je ne me lève plus tôt. Ce devenir général de la détermination, qui fait de la détermination une détermination sociale, est extérieur à ma vie subjective et ne l’affecte en rien, cela ne me change pas. Ainsi, il faut nuancer le terme de détermination.

Ce qui généralise nos vécus est donc la similitude, et non l’identité. Si nous nous levons tous à 8 heures, nous ne nous levons pas de la même façon, certes à la même heure, mais pas dans la même forme, avec les mêmes douleurs ou avec la même joie, selon les jours.

Ainsi, si la classe sociale de l'ouvrier désigne les personnes qui se lèvent à 4 heures du matin, elle ne fait que les regrouper sans altérer ou effacer l'expérience individuelle, personnelle et unique de chaque réveil à cette heure. La classe ne fait que généraliser pour rassembler ces personnes similaires en une catégorie purement abstraite, qui n’existe que dans la pensée. Alors si un marxiste décrit l’ouvrier à partir de la classe sociale qui lui correspond, il est nécessaire de lui rappeler que cette classe sociale ne tient sa réalité qu’à partir de l’ouvrier, et donc qu’il ne faut pas partir de la classe pour comprendre l’ouvrier, mais, inversement, partir de l’ouvrier pour comprendre la classe.

Même si cela n’apparaît pas immédiatement comme un grand bouleversement, les conséquences sont diamétralement opposées. Réduire l’homme à sa classe, c’est rompre l’humanité de l’homme, c’est défaire la liberté humaine, c’est précisément manquer le vivant de l’homme. Or, si l’on veut acquérir un regard pertinent sur une société, on ne peut se baser sur des cadavres, sur des hommes inanimés, sur une fausse définition de l’homme. Une société est mouvante parce qu’elle est composée de vivants.

Par conséquent, la classe sociale n’a pas de préexistence comme l’affirme Engels. Les marxistes sont trompeurs : la classe sociale n’est pas une entité, loin de là. Elle n’est, comme le sont les calories pour les sciences, qu’une grille de lecture du réel. Je m’explique : sur un paquet de bonbons, nous pouvons lire un certain nombre de calories. Or, en ouvrant ce paquet, il n’y a nulle calorie face à nous. Il n’y a que des bonbons, dont l’odeur ouvre les portes de la gourmandise. Si l’on pousse notre regard plus loin, ces bonbons n’ont toujours pas de calories, ils ne sont pas non plus des calories, ils sont de la gélatine de porc mélangée à du sucre. Quoi que vous mangiez, vous ne mangerez jamais des calories. Pourquoi ? Car les calories ne sont qu’un concept abstrait qu’on plaque sur le réel pour l’expliquer. Malheur à celui qui confond les verres de ses lunettes et ce que donnent à voir les lunettes. Dans le cadre de la philosophie de Marx, les classes sociales ne sont pas des entités objectives et absolues, mais simplement un outil pour lire la structure d’une société.

Marx est ainsi un philosophe de l’individu, d’un nouvel ordre ontologique. Il n’est certainement pas le père des communistes, et encore moins des marxistes actuels. Il est le penseur de l’irréductibilité de l’individu. Nul ne peut réduire l’homme à sa classe sociale, car sa classe sociale n’existe pas. Elle n’existe pas plus qu’existent les calories. La réalité des sociétés est davantage celle des hommes individuels, libres et vivants que celle des classes sociales, comme l’affirme Marx lui-même à travers la lettre à Annenkov du 28 décembre 1846 : « Par ce simple fait que toute génération postérieure trouve des forces productives acquises par la génération antérieure, qui lui servent comme matière première pour de nouvelles productions, il se forme une connexité dans l'histoire des hommes, il se forme une histoire de l'humanité... Conséquence nécessaire : l'histoire sociale des hommes n'est jamais que l'histoire de leur développement individuel ». Tout est explicite : la classe sociale, au sein de laquelle sont présentes les conditions sociales, ne sont jamais des entités divines, à la manière des Grecs, qui contrôlent les individus. Pourquoi ? Car elles n’existent pas. La classe sociale ne peut contraindre les hommes à agir selon telle ou telle détermination. Si les conditions sociales sont présentes, ce n’est qu’en cette vie individuelle qui recrée, par elle-même, dans l’activité même de son existence, ces conditions ou s’en détourne pour en établir de nouvelles. Si la même condition est présente d’une génération à une autre, c’est parce qu’en vivant, l’homme n’a pas délaissé l’activité de son père. Ainsi, comment ne pas comprendre qu’en reproduisant la vie déjà vécue de mes pères, je réitère moi-même, par l’activité égale, les conditions et les « déterminations » sociales qu’ils ont eux-mêmes éprouvées ? Non pas que ces conditions et déterminations me contraignent à agir de telle sorte, mais plutôt que mon agir, en étant identique à celui des pères, reproduit nécessairement ce que cette même activité a déjà produit. Elle reproduit non pas à l’identique, mais selon une ressemblance plus ou moins fidèle.

Autrement dit, la prétendue objectivité des conditions sociales se résorbe, s’engloutit, dans l’immanence de la vie individuelle des individus. Donnez donc cela à lire à nos camarades marxistes : « Ce fut précisément le comportement personnel, individuel, des individus, leur comportement réciproque d'individus qui créa les rapports existants et les crée encore chaque jour ».

Pour conclure, Marx est et sera à jamais hanté par ces fanatiques tombant dans le piège d’une mauvaise ontologie de l’homme, condamnés à une politique inhumaine, là où le projet de Marx était de rendre à la politique un visage humain, des considérations qui prennent en compte la valeur absolue et intrinsèque des individus, chose révélée par l’Apôtre, chose ignorée par le spectre décevant de nos politiciens. J’espère que ce court texte vous donnera l’envie et la détermination (sociale) de lire Michel Henry.

1 Michel HENRY, Marx : une philosophie de la réalité, Éditions Gallimard, 1976. Page 9
2 Nous citons ce passage du Manifeste depuis l’oeuvre de Henry : Michel HENRY, Marx : une philosophie de la réalité, Éditions Gallimard, 1976. Pages 9 et 10.
3 Michel HENRY, Marx : une philosophie de la réalité, Éditions Gallimard, 1976. Page 10.
4 Ibid. Page 11.
5 Ibid. Page 12.
6 Toutes les citations de Marx sont issues soit de l’ouvrage de Henry, soit de la pléiade « oeuvres complètes de Marx, français – allemand ». En l’occurrence il s’agit de la pléiade (que je n’ai pas à disposition, j’ai simplement quelques photocopies) Page 1029.
7 Pléiade oeuvres complètes de Marx, français – allemand, Page 1029.
8 Ibid.
9 Ibid. Page 1030.
10 Épître aux Galates 3;28
11 Cet état d’égalité n’est que pure bêtise idéale, c’est une égalité entre concept abstrait, sans la moindre trace d’hommes, or une égalité sans hommes n’est qu’un son, qu’un mot vide de tout sens, ne servant qu’à manipuler les espoirs et le ressentiment des peuples.
12 Passons l’absurdité d’un « paradis terrestre », antinomique par essence, il s’agit là encore d’un paradis qui se veut terrestre sans avoir aucune prise avec la terre et encore moins avec la chair, chair qui est toujours individuelle et singulière qu’on ne peut réduire à une classe ou à une essence générique d’hommes, bref un rêve éveillé pour les fous, pour les déçus qui croient à leur incroyance.